Qui a eu cette idée folle, un jour, d’inventer l’école, demandait la chanson. Si plusieurs lectures rétroactives de l’histoire peuvent attribuer la trouvaille aux Grecs, aux moines copistes, à Jules Ferry et, pourquoi pas, à ce sacré Charlemagne, une certitude demeure : ce ne sont pas les enfants qui ont inventé l’école, loin s’en faut ! Elle ne correspond à aucun des besoins de l’enfance. L’école est une volonté adulte de faire peser sur la jeunesse, le plus tôt possible et sous prétexte de protection ou d’émancipation, la responsabilité de perpétuer une forme de société orchestrée par ceux qui usent de ses privilèges. Nul besoin de le démontrer une nouvelle fois ici, les exemples abondent : des classes élitistes des grands lycées parisiens aux jeunesses communistes, en passant par le catéchisme des pensionnats « indiens » du Canada ou les jeunesses hitlériennes, tous ceux qui pensaient avoir une idée sur la façon de diriger le monde ont cherché à enrôler l’enfance.
La question qui demeure, et qui constitue encore un mystère de société, est plutôt à formuler ainsi : si les enfants sautent de joie quand un professeur est absent ou que l’école est fermée, si les professeurs se plaignent année après année de leurs conditions, de l’environnement toujours plus étriqué, si les parents sont insatisfaits du service rendu, si les politiques dénoncent ce qui pêche, et promettent toujours plus de changement, campagne électorale après l’autre, alors pourquoi l’école ? N’est-ce pas une idée folle de vouloir à tout prix sauver le Titanic à la dérive ?
Nul n’est aussi critique de l’école que son personnel. Pourtant, la foi demeure et il en est certain, un jour nous aurons l’école de la réussite, de l’égalité des chances, de l’excellence, d’antan ou du futur, de Singapour ou de Finlande. Toutes les écoles sont bonnes à faire rêver, la seule qui est manifestement défaillante est celle qui est proposée ici, pour les enfants d’aujourd’hui. Une véritable industrie du bonheur scolaire fleurit sur le malaise des enseignants et décline ses journaux, ses conférences, ses livres sur le ton de l’espérance. Tous les « il suffirait que » les « un jour nous aurons », les « s’attaquer aux vrais problèmes » les « hasta la victoria, siempre » viennent soutenir le croyant dans sa quête et entretenir le désir d’avènement. Vieux syndicats, nouvelles stars neuroscientifiques, chercheurs installés ou en herbe, tous œuvrent de concert pour promettre l’éclosion du paradis scolaire. Les discours parlent des enfants, bien sûr, mais s’adressent à un public de professionnels adultes. Les enfants sont ailleurs. Combien de professeurs, petites mains du système, rêvent de fonder une école nouvelle, de reprendre l’histoire au début, de rassembler des gens motivés ayant les bonnes valeurs à la bonne place pour créer de toute pièce cet Éden éducatif. À la fin de la réunion, chacun, regonflé d’un nouvel espoir, retourne à sa classe ou à son burn out, selon le moment de l’année.
Vient inexorablement le moment de s’interroger sur la réalité de l’expérience scolaire. Au-delà des bonnes volontés de ses acteurs, des slogans ministériels, des espoirs et des promesses, que reste-t-il de l’émancipation revendiquée ? De façon caricaturale, on pourrait résumer les choses en deux visions du monde. Soit on considère que l’enfance est une répétition pour la vie adulte et qu’en répétition tous les sacrifices sont exigibles afin de garantir la qualité du spectacle à venir : horaires contraints, exercices, contrôles, travaux supplémentaires, discipline sont exigés par le metteur en scène. Ce n’est pas toujours drôle mais la qualité de la future prestation est à ce prix. Soit on considère que le spectacle a déjà commencé, que l’enfance n’est pas une répétition pour la vie d’adulte. Dans ce cas, les choix à faire, les espaces et les temps libres à aménager appartiennent à chaque acteur qui joue à chaque instant le rôle de sa vie. Éduquer les futurs adultes ou éduquer les enfants d’aujourd’hui, ce n’est pas la même chose. Dans un cas, l’enfant est soumis à un programme d’entraînement, dans l’autre, il apprend de la réalité telle qu’elle se donne à vivre. Dans un cas, il regardera un professeur dispenser un cours sur la liberté d’expression espérant que cette liberté ruisselle un peu sur les enfants, dans l’autre, l’enfant s’exprimera librement ici et maintenant.
Il est extrêmement difficile de faire changer le système. Les professeurs, les parents qui ont essayé le savent mieux que personne. Comment alors se sortir du piège scolaire, comment éviter à nos enfants de vivre l’expérience de l’immobilité, du silence, de la discipline, de l’autorité injuste ? Bien sûr, collectivement, la question revêt une dimension politique. Il est légitime, sans doute urgent, de voir comment organiser un système pour tous, une révolution profonde et inspirée qui garantirait à chaque enfant le bonheur auquel il a droit. Bien sûr, cette réflexion philosophique, politique se mène d’autant mieux quand personnellement nos enfants ne sont pas en situation d’urgence. Si chaque individu, en tant que citoyen, a le devoir de réfléchir à des réponses collectives aux problématiques de l’enfance, beaucoup de parents n’ont pas le temps d’attendre le résultat concret de ces réflexions. Quand son enfant est harcelé, que depuis trois mois il s’accroche au pied du lit à l’heure de partir pour l’école, qu’il a perdu appétit, créativité, joie de vivre… alors oui le « sauve-qui-peut » devient une urgence vitale. Dans son cœur de parent, cela est une certitude.
Par nature, les réponses collectives, décidées dans un élan républicain, cherchent à prendre en compte le « tous ». Et nul ne saurait leur en vouloir. Le problème est quand ce « tous » devient « tout » et que l’enfant, le parent, disparaissent derrière la volonté collective. L’école pour tous s’affranchit de l’éducation pour chacun en cherchant à la sublimer dans quelque chose de plus grand que l’individu. Tel serait le paradoxe d’une pensée qui chercherait le bonheur éducatif dans un système, une mécanique, un dispositif, une machine à bonheur en quelque sorte, oubliant que la pensée globale est une lorgnette comme une autre. Il y a quelque chose de rassurant dans un dispositif total, qui n’oublie personne, mais sa mise en place requiert nécessairement une sorte de froideur et bientôt les « c’est comme ça, c’est la règle » résonnent dans les couloirs d’une nouvelle bureaucratie et dans l’intériorité des esprits. Brel disait de Brassens « qu’il ne croyait pas aux solutions, ou du moins qu’il ne croyait pas aux mécaniques que nécessitent les solutions ». Je fais mienne cette maxime.
Bien entendu, toute initiative collective n’est pas à condamner. Un archipel d’îlots, d’oasis, de tiers-lieux, d’écoles même, où de bonnes âmes expérimentent au quotidien toutes les facettes d’une vie qui se réinvente, sont autant de bougies dans la nuit. Ces « micro-espaces dans lesquels on peut s’entendre sur la poursuite du bien » chers à Illich, offrent une interrogation permanente sur le bonheur individuel et collectif des participants. Ils sont des lieux d’expérimentation, de révolution permanente telle qu’on a pu la définir à une époque, et en cela ils sont des inspirations toujours vivantes.
Je me plais pourtant à penser que les plus grandes révolutions ont lieu à l’intérieur de chacun, dans le déduit des consciences, dans nos acceptations, nos renoncements. Il y a des limites à la psychologisation de notre rapport à l’enfance, mais si l’on est de son enfance comme on est d’un pays (Saint-Exupéry), alors le rapport intime à soi, à son enfant, à son enfance est un chantier toujours inachevé. Loin des politiques publiques, des imaginaires collectifs, se trouve un terrain de jeu, je de construction s’il en est, que personne d’autre ne peut édifier à notre place. Nos enfants nous regardent. En leur présence, nous souhaitons nous montrer un peu meilleurs, un peu plus grands que nous le sommes en réalité. Il n’est pas question d’être exemplaires, mais d’exemplifier une façon d’être au monde unique dans sa poésie, dans son expérience humaine. Nous apportons notre rime, nous contribuons à la chose éducative mais pas en tant que rouage d’un dispositif prévu par d’autres. Nous sommes à la fois la goutte d’eau et l’océan. À chacun de trouver la dimension de son interaction, l’envergure qui correspond à sa nature. Dans cette perspective, la sphère familiale n’est pas plus indigne qu’une autre et mérite donc toute notre attention. Une fois affranchie de la notion de modèle, chaque famille peut devenir un laboratoire d’approches et de pratiques propres à inspirer l’ensemble des acteurs du monde de l’éducation. Ces observatoires d’expérience personnelle, intime, familiale documentent le registre des possibles, la grande bibliothèque des bonheurs accessibles, et ainsi il est possible de participer aux affaires du siècle sans trop risquer de s’abîmer dans les mesquineries d’un dispositif trop complexe pour nous. C’est ce que font généralement les artistes, écrivains, documentaristes, grands témoins de ces recoins du monde où l’enfance peut s’épanouir de façon plus sereine, à l’abri de la tempête, loin de toutes ces politiques qui leur veulent du bien.
Thierry Pardo