Les structures autoritaires ont de tous temps suscité des débandades et autres dérobades à l'assignation esclavagiste des grandes civilisations. Des paysans de la vallée du Jourdain aux non-scos d'aujourd'hui en passant par les esclaves des bords du Nil, les Orang-Asli de la forêt primaire de Malaisie ou les guérilleros et guérilleras du Chiapas, des groupes de femmes et d'hommes ont périodiquement déserté l'internement, la mise aux fers, et la destruction culturelle qui en découle, par des bandes d’individus armés constitués en États. Mais les interstices de liberté se font de plus en plus rares et les moyens de coercition sont de plus en plus techniques, de plus en plus sophistiqués, de plus en plus inéluctables. C’est ainsi que nous nous retrouvons tous assignés à résidence, scolaire ou salariée, emprisonnés, punis, afin que toute volonté en nous soit brisée et que nous soyons définitivement soumis. Comment se soustraire au monstre étatique qui nous domestique et nous cultive à ses fins propres, si toutes les forêts, toutes les montagnes, tous les abris, tous les îlots, tous les refuges sont assiégés ?
On enverra nos enfants à l’école quand les vôtres iront en chantant.
Alexandre Romanès
De tous temps, depuis que quelques êtres humains ont conçu l’idée d’en asservir d’autres, depuis le lointain âge des cités-États de Mésopotamie, et peut-être plus loin encore, ce dont nous n’avons plus de traces, il y a eu des débandades… De tous temps, des groupes ont fui l’esclavage, la domestication humaine, la mise au pas, la mise aux fers, l’enrégimentement, la conscription mises en place par les civilisations. Face aux violences d’une bande organisée d’individus armés, nous avons pris le maquis, nous sommes entrés dans la forêt , nous sommes montés sur les montagnes. Et des civilisations se sont effondrées sous leur propre poids, leur propre outrance, sous la violence qui leur est consubstantielle.
Les archéologues qui ont étudié les cités-États bâties entre le Tigre et l’Euphrate à partir du IVe millénaire avant notre ère ont souvent évoqué leur « fragilité » et leurs effondrements périodiques. Pour les périodes intermédiaires, ils ont parlé d’âge sombre, comme si la vie en dehors des États et de la civilisation était un malheur, une tragédie pour l’humanité. C’est par exemple le cas de la Grèce antique entre les XIIe et VIIIe siècles avant notre ère, entre la civilisation mycénienne et l’époque archaïque, que l’on a qualifié de « Dark Ages » ». Tout ce vocabulaire axiologique témoigne de la valeur accordée au fait civilisationnel et de la répulsion que semble inspirer la vie en dehors des grandes structures étatiques.
Pourtant, l’obscurité désignée ici n’est que celle liée à la cécité d’archéologues dépourvus de grands vestiges archéologiques. Et une analyse plus fine montre que ce que nous avons coutume d’appeler « effondrements » dans les livres d’histoire sont plutôt des désagrégations, des dispersions, des désertions, des sécessions, des débandades qui n’impliquent pas forcément un effondrement de la démographie ou une détérioration des conditions de vie des humains. Peut-être même bien au contraire… Tout à coup, des populations ont fui, les guerres, les épidémies, les impôts, les famines de cause agricole, l’esclavage… Ça suffit, on arrête ces conneries, on démissionne, on ne joue plus le jeu, on abandonne la partie, la comédie est finie, game over. Jusqu’au prochain enrôlement…
Ainsi, de siècle en siècle, s’est répétée la « comédie de la civilisation ». Ou plutôt sa tragédie. Dans ce vaste théâtre des illusions et des fictions, des hommes et des femmes ont joué des rôles, les uns performant les chefs, les rois, les gouvernements, les autres performant les serfs, les sujets, les citoyens. Les mythes au fondement de toute civilisation les ont fait rêver de sécurité, d’ordre, d’autorité, de droit et même d’éducation, de justice, d’égalité ou de liberté… Ou ont été les soulagements, les promesses de paradis d’une vie éreintante et souffrante.
Plus les possibilités de descendre de scène, de déserter se réduisent, plus fort est le besoin de mythes. Car il faut bien survivre à sa propre aliénation, la transfigurer, la sublimer, lui trouver une finalité et une nécessité supérieures. Mais tant que le monde sauvage est vaste, on peut toujours quitter la partie. Et c’est ce que des groupes de femmes et d’hommes ont fait épisodiquement depuis des millénaires, mettant fin à l’aliénation provisoire de leur corps qu’ils ont consentie à d’autres groupes d’individus. Cela s’est passé en Mésopotamie, dans les Amériques, dans le monde égéen, en Asie… Et jusqu’à il y a peu, l’écrasante majorité de l’humanité était « sauvage », entendez « civilisation free ».
Cependant, l’expansion fulgurante des grandes civilisations de l’Antiquité et du Moyen Âge, puis de la civilisation occidentale après la révolution industrielle a peu à peu réduit les espaces sauvages qui ont été accaparés, occupés, colonisés par « l’homme civilisé ». Désormais, c’est à l’intérieur du monstre civilisationnel qu’il faut chercher des interstices de liberté. Le nomadisme des Roms est sans doute un de ces lieux interstitiels, peut-être issu d’une grande débandade intervenue entre le Xe et le XVe siècle. La vie hors école des « non-scos » en est un autre…
Le civilisé a toujours farouchement combattu le sauvage, comme bestial, violent, culturellement pauvre, ignorant, égaré, inhumain. Nous savons aujourd’hui à quel point cette description est fausse et « politique » : il ne faudrait surtout pas laisser voir aux gens que l’herbe peut être plus verte ailleurs. Cette description du sauvage a une fonction mythologique et une fonction de légitimation ; elle a pour objectif de maintenir l’individu dans une servitude volontaire, de lui faire aimer et désirer son aliénation et les violences qu’il subit. Corréler rigoureusement création culturelle et civilisation est manipulatoire. Je pense, pour ma part, que la dispersion suscite une plus grande diversité culturelle par les remises en cause et les reformulations des normes qu’elle produit.
Je reviens à mes petits non-scos insurrectionnels, groupe humain qui présente bien des caractères des objecteurs à la comédie civilisationnelle qui ont parsemé l’histoire de l’humanité. On les qualifie de « survivalistes », de « séparatistes », on les dit « égoïstes » parce qu’ils n’achètent plus la fable de l’école qu’en conséquence, ils ont désertée. Les grandes fictions civilisationnelles (société, collectif, solidarité, égalité, République, etc.) sont fortement mobilisées, en renfort du modèle contesté, pour contrer cette nouvelle débandade à laquelle a affaire l’Éducation nationale depuis quelques années.
Pourtant, quelle créativité, quelle diversité culturelle, quelle profusion de couleurs contrastant avec la pâleur et la débilité de la petite dizaine de gris institutionnels, on trouve au sein de ces groupes résistants. Aujourd’hui, les lieux interstitiels que sont les réseaux non-scos sont tels des abris, des zones de repli, comme l’ont été les forêts et les montagnes des groupes fuyant les cités mésopotamiennes. En tant que tels, ce sont des ZAD (zones à défendre), interstices à préserver de l’envahissement civilisationnel, par essence patriarcal et capitaliste, de la colonisation des corps et des esprits opérée par l’école. La « démission » des non-scos, sophistiquement qualifiée d’anti-sociale, ne remet en rien en cause les liens humains. Au contraire, elle les renforce. Ce qu’elle remet en cause en revanche, c’est un type de société dont les individus sont esclavagisés, asservis dans le cadre du capital, aux intérêts d’une poignée d’individus armés (police, armée).
Certes, les refuges se font de plus en plus rares dans un monde outrancièrement occupé, accaparé, arpenté, quadrillé, scanné, où les technologies numériques de surveillance rendent les échappées de plus en plus difficiles. Dans un tel monde, prendre le maquis, qui est un acte de survie, ce n’est plus fuir une cité, un pays, un État. Car dans quelque direction que nous nous tournions, ce sont des territoires colonisés à perte de vue. Le maquis n’est dès lors plus un lieu physique mais une mode de vie, résilient, imprévisible, incontrôlable. Comme la vie.