La maladie de penser sans cesse, la science et l’école

Dans Le Papalagui, Touiavii, chef de tribu samoan, nous livre un ensemble de considérations troublantes sur l’homme occidental qu’il a eu l’occasion d’observer lors d’un voyage en Europe dans les années 1920. Le dernier chapitre du recueil, « La maladie de penser sans cesse », est sans doute le plus perturbant, le plus dérangeant de tous. La « maladie de penser sans cesse » est un mal propre à notre civilisation. Une civilisation de l’hypertrophie de l’esprit, notamment de l’esprit dit scientifique, de la prolifération de ses œuvres, matérialisées par les objets que l’homme produit frénétiquement, et de l’extension universelle et inéluctable de leur nuisance. Sur l’autel / à l’école de l’esprit, nous avons sacrifié les corps de nos enfants, les nôtres.

Nous autres, Occidentaux, tirons fierté et orgueil des œuvres de notre esprit. Nous avons placé dans l’esprit notre honneur, notre dignité et tous nos espoirs. Nous pensons que rien n’a plus de valeur que l’activité des esprits, que les productions de l’esprit. Nous nous sommes spécialisés dans la culture des esprits, qu’on pourrait appeler la « spiriculture », et même dans la culture intensive et rationalisée des esprits dans les usines ou fabriques à esprits qu’on appelle « écoles ». 

Mais dans cette idolâtrie de l’esprit, nous avons oublié le corps. Pire, nous avons méprisé les corps, puis nous les avons torturés. Sommés de penser sans cesse et de produire de la pensée en série, nous nous sommes perdus dans notre « mentalité ». Nous n’avons plus entendu les élans de notre corps, de nos bras, de nos jambes, de notre bassin. Nous avons même cru que l’immobilité du corps était requise pour qu’advienne l’œuvre de l’esprit.

Les corps n’étaient plus à vivre, mais à étudier. Le scolopendre ou la jacinthe n’étaient plus à admirer ou à humer mais à décortiquer pour en exhiber toute l’intimité. Nous avons découpé la matière en ses plus petits éléments et nous nous sommes émerveillés de cette nouvelle image du vivant que notre esprit avait produite et qui nous coupait inexorablement de l’expérience directe du monde.

Nous sommes sortis du monde pour vivre dans notre tête. Des têtes malades de penser sans cesse, flottant sur des corps rabougris et incapables de sentir, de se sentir. Et nous avons organisé la transmission de cette maladie à nos enfants par l’instruction. Nous les avons enfermés dans des écoles, où leurs corps recroquevillés et tétanisés n’ont plus rien à faire d’autre qu’à transporter des têtes.

Et dans les têtes de nos enfants, nous nous introduisons, comme nous avons pourfendu la jacinthe, le scolopendre ou la goutte d’eau ; nous les inspectons, les scrutons, fouillons à l’intérieur avec nos doigts empressés, indiscrets et obscènes. Nous nous assurons qu’ils pensent de la bonne manière aux choses que nous disons bonnes à penser. Nous vérifions qu’ils pensent plus, et plus vite, afin de grossir encore la quantité déjà écrasante des connaissances que leurs têtes supportent.

Mais pour quoi faire tout cela ? Pourquoi tant de connaissances ? La culture, les œuvres de l’esprit valent-elle vraiment le prix du silence, de l’effacement, de la négation, payé par le corps ?

Pourtant, le corps est le seul moyen de briser l’enfermement mental. C’est par lui que nous nous relions au dehors, que nous savons avec certitude qu’autre chose existe. Un corps paralysé est le symptôme d’un esprit muré en lui-même, de l’absence au monde, de l’absence à soi.

Laissons la parole à Touiavii qui parle si clairement de la « maladie de penser sans cesse » :

« Connaître, ça veut dire avoir une chose si près des yeux que, le nez dessus, on passe à travers. Cette fouille ou cette pénétration de toute chose est [chez le Papalagui, l’homme occidental] une convoitise méprisable […]

Dans la tête des enfants aussi, on pousse des quantités de pensées, tant qu’elles y entrent. Ils doivent de force ronger chaque jour leur quantité de nattes à penser [les livres]. Seuls les plus sains repoussent ces pensées ou les laissent passer par leur esprit comme à travers un filet. La plupart malheureusement surchargent leur tête avec tant de pensées qu’il n’y a plus de place à l’intérieur, et la lumière n’y pénètre plus. On appelle cela former l’esprit, et l’état résultant de cette sorte de trouble, l’instruction, qui en général est très étendue. […]

L’instruction signifie : remplir les têtes à ras bord de savoirs. Celui qui est instruit, ou cultivé […] sait tout, tout, tout. […]

La seule chose qui pourrait guérir tous ces malades de la pensée, l’oubli, le rejet des pensées, n’est pratiquée que par un nombre très réduit. La plupart trimbalent un poids si lourd dans leur tête que leur corps fatigué et épuisé se fane avant l’heure. »

La maladie de penser sans cesse contamine nos liens et nos interactions avec nos enfants, qui ne sont plus des liens de corps à corps, de sensibilité à sensibilité, mais des liens et interactions médiés par de la pensée et des productions de l’esprit, les objets matériels et immatériels que nous fabriquons pour enfermer nos corps dans nos esprits. Nos enfants pleurent de ne pas sentir la chaleur de notre corps, la douceur de notre lait, le bercement de nos bras. Ils souffrent du mur de pensées, opaque et impénétrable, que nous avons érigé entre eux et nous,  

Face à un enfant, nous nous disons que nous devons l’éduquer, le former. Nous avons sans cesse à son égard ce type délétère de pensée qu’on appelle « intentions », là où la simple « attention » serait de mise. Nous concevons des pensées (des projets) pour eux et à leur place. Nous leur remplissons la tête de souvenirs qui ne sont même pas les nôtres, mais ceux d’un passé à jamais inaccessible par un souvenir vivant. Et accablés du poids de pensées étrangères et lointaines, ils ne peuvent pas développer leur propre expérience du monde, socle des souvenirs dont ils seront les porteurs vivants et les passeurs.

En réalité, nous ne les voyons pas, nous ne les entendons pas, nous ne les sentons pas. Nous avons conçu des idées abstraites dont nous disons que ce sont les enfants, mais qui ne sont que des fantômes. Et les enfants se meurent que nous les confondions avec ces chimères. S’ils tentent de manifester leurs besoins terrestres, s’ils nous crient qu’ils sont là, comme pour nous extirper de notre transe, nous nous fâchons et leur faisons du mal. Nous les écartons pour préserver nos hallucinations et les confions à des professionnels de la transmission de la maladie de penser.

Et en grandissant, ils deviendront à leur tour des machines à penser, à produire des chimères, dont ils rempliront le creux douloureux, la faille profonde, laissée par l’absence de nos bras aimants.