Au-delà du sort peu enviable qu’elle fait aux enfants à l’échelle individuelle, l’institution scolaire joue un rôle fondamental dans l’échec civilisationnel majeur dont nos sociétés se rendent responsables, tant au niveau écologique qu’humain.
La thématique de l’enfant n’est plus la chasse gardée des spécialistes de l’enfant. C’est une chose heureuse. L’époque où seuls les professionnels de l’enfance (éducateurs, pédopsychiatres, assistants familiaux, psychologues…) s’intéressent sérieusement à notre progéniture semble révolue. Désormais, le commun des mortels s’est emparé du sujet, grâce notamment à la portée médiatique des travaux de personnalités comme Céline Alvarez, Isabelle Filliozat ou encore Catherine Gueguen. Nous sommes toujours plus nombreux à interroger toutes les idées reçues sur l’éducation, ancrées de manière tellement profonde dans nos sous-sols mentaux qu’elles avaient fini par nous paraître naturelles et intemporelles.
L’apprentissage sous forme de parcours standardisés, la discipline et la répression permanentes, la pression constante, les évaluations régulières…et si nos enfants n’avaient pas besoin de tout ça ? C’est la conviction d’un nombre croissant de personnes, parents ou non, qui sont toujours plus nombreuses à questionner le caractère répressif de l’institution éducative et à chercher des alternatives ici et maintenant: des écoles Montessori aux écoles démocratiques en passant par le “unschooling”, l’éducation commence à prendre çà et là des formes nouvelles, originales et inattendues.
Toutefois, on ne peut qu’être frappé par la focalisation sidérée de ce discours critique sur l’individu isolé et les relations interpersonnelles. Ainsi, le discours éducatif critique dominant s’emploie aujourd’hui à réclamer à cor et à cri l’avènement d’une éducation positive et l’emploi de la communication non-violente, le tout dans un contexte d’inflation des études neuroscientifiques prouvant de manière irrévocable que la clé de l’épanouissement de l’enfant se situerait au niveau de l’individu lui-même et de sa relation avec son entourage. La bienveillance résoudrait tout. Ainsi la scène constituée par ces courants implique seulement deux acteurs : l’éducateur et l’éducable. Cette scène est présentée comme autonome. On va disséquer ce qui se joue entre les deux acteurs, sans jamais le rapporter à un contexte plus général, ou même à sa généalogie. C’est se condamner à mal comprendre cette scène. La scène éducative ne s’est pas constituée toute seule, par libre initiative d’un éducateur ambitionnant d’éduquer un éducable. Or le modèle éducatif que nous connaissons, celui dont l’école « massifiée » est la pièce-maîtresse, est le fruit d’une série de contingences qui nous ont été léguées par l’histoire, notamment depuis le 19e siècle. C’est en effet à partir de ce moment-là qu’émerge le projet d’élargir l’école à l’ensemble de la population enfantine, sous la forme que nous connaissons aujourd’hui : programmes et rythmes scolaires prédéfinis et imposés, enfants répartis en groupes de 25 à 30 individus de même âge soumis à l’autorité d’un sachant devenu « enseignant » chargé de leur transmettre un savoir tout en assurant leur docilité et leur contention, avec l’aide d’une administration pléthorique.
Dès sa genèse, la conception politique de l’enfance portée par la Révolution industrielle était donc profondément étrangère aux objectifs que les acteurs alternatifs de l’éducation s’évertuent aujourd’hui à atteindre à l’échelle individuelle. Ainsi, on en peut plus s’étonner ou s’indigner de ce que l’école produise de l’échec, ni se plaindre du fait que les enfants n’y soient pas heureux, ou encore de regretter qu’elle produise des individus standardisés : ce sont là autant d’objectifs que l’école avait vocation à atteindre dès son émergence. Le but était bien de cadrer et non d’émanciper.
Cette réflexion est donc une réponse aux gens qui individualisent la question éducative, en négligeant sa dimension objectivement politique. Mais ceux-là pourraient objecter : « nous savons tout ça sur l’école, et justement nous en exfiltrons nos enfants ». A quoi on répondra deux choses.
La première, c’est que ce sauve-qui-peut est compréhensible, voire salutaire, mais il ne peut être considéré comme satisfaisant à l’échelle collective. Car bien des enfants restent prisonniers de l’école, au premier chef les enfants des classes populaires dont les parents n’ont pas les moyens de leur proposer autre chose. C’est cet aspect qui radicalise le désastre inégalitaire de l’école, et nous mène tout droit – nous y sommes déjà, dans une large mesure – à une situation où les écoles publiques ne seront plus que des espaces de contrôle des pauvres – des espaces, plus précisément, où les enfants des familles pauvres issues de l’immigration seront encadrés par des jeunes profs issus eux-mêmes des quartiers populaires. La réalisation du rêve de tous les architectes de l’apartheid social, qui se succèdent au pouvoir depuis les années 1960.
La seconde, c’est que les enseignements alternatifs proposés sur le marché privé de l’éducation en pleine expansion – et voué à s’étendre toujours davantage – sont très rarement soustraits aux impératifs d’efficacité et de rentabilité dictés par la société. Bien au contraire, ils prétendent souvent former des enfants toujours mieux adaptés à la société. C’est en ce point qu’on observe une grande convergence entre le lexique du management et le lexique de l’éducation épanouissante. Si l’objectif des parents, en mettant leurs enfants dans ces écoles, est d’émanciper leurs enfants des injonctions sociales, et de leur donner les moyens et le courage de l’autonomie, alors cette voie est contre-productive. De même que l’école classique forme des travailleurs dociles à l’ordre républicain et capitaliste, ces écoles forment des travailleurs dociles au néo-libéralisme, qui demandent en partie de nouvelles aptitudes, de nouvelles compétences –en un mot une autre forme de docilité.
Deux raisons fondamentales condamnent le combat individuel à l’impuissance et l’inanité. La première tient à la rareté de ceux qui remplissent les conditions objectives de remise en question des dogmes éducatifs de notre société contemporaine. Car il faut avoir les moyens de tenir tête à l’école ! Moyens matériels d’abord. En effet, l’école industrielle massifiée, qu’elle soit publique ou privée sous contrat, présente tout de même l’avantage non négligeable d’être gratuite ou, à tout le moins, abordable financièrement. Faire le choix d’un établissement scolaire radicalement alternatif ou, pire, de ne pas envoyer ses enfants à l’école requiert un niveau d’aisance financier certain ou, à tout le moins, une tolérance prononcée à la frugalité.
Mais il n’est pas d’abord question d’argent, dans cette affaire. Chambouler les paradigmes éducatifs requiert une force de caractère et des convictions politiques très profondément ancrées…car l’adversaire est partout ! Parents, oncles, tantes, cousins, collègues, voisins : très rares sont ceux qui verront autre chose que la mise en danger de l’avenir des enfants dans un choix éducatif alternatif. Résister à l’avalanche de remarques déplacées et d’injonctions condescendantes suppose un certain niveau d’endurance et de courage. Car comme le disait Bourdieu, il n’y a pas de force intrinsèque des idées vraies : être convaincu que l’école industrielle est une gigantesque machine de domestication des enfants ne suffira pas à s’en affranchir. Encore faut-il avoir le courage de faire le pas.
Le chambardement d’une institution aussi fondamentale pour l’ordre établi que l’école ne peut se contenter des comportements héroïques d’une minorité éclairée. Voilà, en définitive, une première raison de l’impuissance du combat solitaire.
La seconde tient au fait que le combat mené à l’échelle individuelle se focalise à l’excès sur l’éducation. Il est frappant de constater à quel point il est difficile de faire prendre conscience aux partisans de la révolution éducative du lien organique qui existe entre l’école qu’ils prétendent réinventer et les autres institutions du capital, solidaires de l’école et participant du même système de domination. Que n’a-t-on pas entendu que la libération des enfants les rendait plus aptes à répondre aux besoins des entreprises ? Combien de porteurs de projet d’écoles démocratiques ont cherché à convaincre du bien-fondé de leur discours en vantant la remarquable employabilité des enfants passés par leurs institutions ?
Que ces idéalistes le veuillent ou non, ce qui se passe sur la scène éducative a donc un rapport direct avec ce qui se passe sur une scène plus large : la scène socio-économique. On ne peut donc pas penser cette scène en dehors du théâtre global dans lequel elle s’inscrit. Même si parfois l’impulsion alternative est personnelle (de la part des parents, des enfants, ou des éducateurs), même si elle n’est pas politique au départ, elle ne peut faire, ensuite, l’économie d’un élargissement politique du problème. Ainsi, le combat pour l’émancipation des enfants a tout intérêt à gagner en ambition et en maturité. Il doit assumer sa dimension politique et penser immédiatement les conditions de sa généralisation. Face à la puissance d’une institution qui a embrassé la société dans son ensemble depuis maintenant plus d’un siècle, au point de s’ancrer au plus profond de nos esprits et de nos corps, il n’y a qu’un seul combat qui ait du sens. C’est celui qui cherche à construire une institution de force équivalente à la première pour s’opposer à elle et donner à voir une autre manière de fonctionner en tant que société.
Car il y a un constat qui s’impose aujourd’hui : au-delà du sort peu enviable qu’elle fait aux enfants à l’échelle individuelle, l’institution scolaire joue un rôle fondamental dans l’échec civilisationnel majeur dont nos sociétés se rendent responsables, tant au niveau écologique qu’humain. En effet, à l’ère de la dissolution des institutions familiales et religieuses, l’école est désormais aujourd’hui la seule institution par laquelle tout le monde passe. La variabilité des expériences individuelles s’arrête à l’entrée de l’institution éducative : toutes les révoltes sont tolérables, sauf la désertion des bancs de l’école. L’école joue à la perfection le rôle du bulldozer qui arase les aspérités individuelles afin de mettre en conformité les enfants avec les attentes institutionnelles de l’État et du capital, à tel point que le simple fait de poser la question de la raison d’être de l’école suffit à provoquer au mieux la méfiance, au pire l’hystérie de l’interlocuteur, et ce indépendamment de ses convictions politiques. Et pourtant, du sens et des objectifs de l’école, il va falloir songer à parler sérieusement : plus petit dénominateur commun de tous les citoyens des pays occidentaux dits développés, comment ne pas voir le rôle essentiel que joue l’institution scolaire dans la fétichisation de la performance individuelle et de la mise en concurrence de tous contre chacun ?
L’école sous sa forme moderne, industrielle, massifiée est par excellence l’appareil de la mise au pas et du tri des enfants. Elle organise notre gouvernabilité et justifie la hiérarchie et l’ordre sociaux. “Ils sont riches et puissants parce qu’ils sont intelligents” : voilà la maxime dont l’école est la justification. Dans un contexte où l’ambition des enfants est bornée à la satisfaction des desiderata de l’adulte sachant, l’école renvoie par construction l’individu à son individualité, et lui enjoignant de se mettre en conformité avec les exigences et, en cas d’échec, en pathologisant sa situation personnelle : il serait « précoce », « trop lent »,
Aussi est-il essentiel que les franges les plus progressistes et radicales de la société, celles qui s’efforcent de penser la transformation sociale et l’avènement de la souveraineté populaire, s’empressent de construire à nouveaux frais un discours critique de l’institution éducative. Un discours qui ne soit pas celui de l’égalité des chances, ni celui du renforcement des moyens de l’Education Nationale, notamment dans les quartiers populaires. Il est urgent de s’attaquer à l’école en tant qu’elle légitime la stratification de la société et qu’elle naturalise chez les enfants les principes de soumission à l’autorité, d’obéissance et de recherche de la performance aux dépens des autres. Il est urgent d’affranchir l’école et les enfants de la recherche perpétuelle de l’approbation du maître, qu’elle prenne la forme de la réussite scolaire ou de la préparation de la vie professionnelle. Toutes les écoles de la Républiques affichent fièrement sur leur fronton la devise intemporelle de la nation française : Liberté – Egalité – Fraternité.
C’est à cette condition qu’il deviendra possible d’élargir les horizons de l’institution éducative et scolaire, en libérant la curiosité et l’intelligence naturelles des enfants de leur instrumentalisation par la compétition pour réhabiliter le goût de l’apprentissage, de la culture, du savoir et des belles choses. C’est la condition de notre Émancipation.