« Il faut éduquer les enfants… »

En Occident, il existe un dogme qu’on pourrait résumer par cette toute simple proposition : « Il faut éduquer les enfants. » Cet impératif est, pour l’écrasante majorité des Occidentaux, de l’ordre de l’évidence inquestionnable. Il est comme un postulat que l’on pose au départ d’un discours, ou plutôt que l’on ne prend même pas la peine de poser, et qui ne requiert pas de démonstration, tant il met tout le monde d’accord, tant il constitue le sous-bassement de l’expérience de chacun. Interroger le bien fondé de ce postulat constitue dès lors une sorte de scandale, d’hérésie, voire de folie. Nous devons le faire, pourtant, par intégrité morale et intellectuelle, et pour la dignité des enfants. Nous rappeler que l’éducationnisme est une idéologie historiquement liée à la mise en place de sociétés hiérarchisées, colonisatrices, oppressives et violentes ; et que sa forme moderne, plus difficilement identifiable, qui s’est redoré le blason à coups de rationalisations controuvées et manipulatoires (dont l’intérêt supérieur de l’enfant est une des récentes formulations), n’en est pas moins nuisible.

Dans le monde des évidences naturelles occidentales, nous avons des choses comme « par un point extérieur à une droite donnée ne passe qu’une seule parallèle à cette droite », « le soleil se lève à l’est » et « les enfants doivent être éduqués ». En réalité, comme toute évidence, l’impératif éducatif n’a même pas besoin d’être énoncé comme tel ; il est toujours sous-entendu. Partout, on parle des moyens d’éduquer mais jamais de savoir s’il faut ou pas éduquer. On parle d’enfants bien ou mal éduqués mais rarement d’enfants non éduqués. Parfois, dans des formes hyperboliques, on dit de certains enfants qu’ils n’ont reçu « aucune éducation » pour bien montrer l’aberration, l’anomalie, le scandale que constitue la non-éducation. Mais jamais on ne remettrait en cause que l’enfant est, par essence, destiné à recevoir une éducation.

Le « il faut » indique deux types de nécessité : une nécessité « naturelle » et un impératif moral. L’enfance se conçoit comme une défaillance, une incomplétude, une vulnérabilité, un handicap, qu’il s’agirait de pallier par des prothèses éducatives, garantes de son développement adéquat. L’éducation est ainsi toujours présentée comme un besoin de l’enfant et jamais comme un besoin des adultes. L’intérêt de l’enfant étant posé comme l’horizon de tout effort éducatif, tout groupe humain a le devoir d’organiser l’éducation de ses jeunes.

Il va de soi que ce sont les adultes qui éduquent. La relation d’éducation est toujours une relation asymétrique qui institue une hiérarchie entre ses termes. L’éducateur domine et l’éduqué se soumet. Cette hiérarchie se traduit ontologiquement et juridiquement : l’être de l’enfant (son point de vue, ses désirs, sa sensibilité, sa volonté) a moins de valeur et la personne de l’enfant a moins de droits. Cette relation hiérarchique implique pour l’adulte, un devoir d’éduquer s’il est responsable d’un enfant, et pour l’enfant, une obligation de se conformer à l’éducation exercée par celui qui a autorité sur lui. La relation d’éducation semble même épuiser toute relation qu’un adulte et un enfant peuvent avoir, les adultes ayant tendance à adopter, par réflexe, face à tout enfant une attitude d’éducateur. L’enfant est alors quasiment réduit à son prétendu besoin d’éducation.  

Mais qu’est-ce donc qu’éduquer ? Éduquer se manifeste principalement en interventions sur l’enfant, mais pas n’importe comment : il s’agit d’intervenir selon une règle qu’idéalement, on s’est fixée en amont, après mûre réflexion. Car l’éducation des enfants ne s’improvise pas ; elle fait l’objet de colloques universitaires et d’études scientifiques. Mais hors des sciences de l’éducation, les adultes éduquent sans même y penser, par habitude, la présence d’enfants déclenchant en eux des automatismes éducatifs. L’important est qu’ils interviennent, peu importe comment, parce que c’est ce qui est attendu d’eux. D’autres éduquent avec l’aval de la science, ou la caution d’une autorité morale ou politique, Éducation nationale, collège de pédiatres ou de psychologues… Le dénominateur commun de tous ces éducateurs, profanes ou experts, est essentiellement l’intervention dans tous les aspects de la vie d’un enfant, en vue de modeler tous ses comportements et son esprit. Et quitte à intervenir, autant que cela soit efficace, d’où les sciences de l’éducation qui rationalisent (« taylorisent ») la culture des enfants comme l’agronomie rationalise l’agriculture. La « scientification » de l’éducation est, du reste, un des moyens de la naturalisation du « besoin » éducatif ; elle participe à sa construction.

Je soutiens qu’il est possible d’avoir avec un enfant des relations d’un autre type qu’éducatif et, même, que les enfants n’ont pas besoin d’éducation. Ce sont les adultes qui ont besoin d’éduquer. Pourquoi ? Essentiellement pour rejouer leur propre silencisation enfantine, pour perpétuer la domination adulte et des structures sociales hiérarchiques oppressives, fondées sur l’autorité, la domination, la violence. Et pour légitimer ce besoin d’éduquer, ils élaborent toutes sortes de fantaisies sur la « nature » de l’enfant, ils construisent sa vulnérabilité et son incompétence sociale, alors même que la toute première compétence de l’enfant, dès l’implantation de l’embryon dans la matrice, est de créer des liens, car créer des liens est indispensable à sa survie.

Le geste éducatif contient un soupçon vis-à-vis de cette compétence relationnelle des enfants, compétence de l’existence de laquelle on doute profondément : le petit d’humain n’arriverait à rien si les adultes n’intervenaient pas assidûment, méthodiquement. Ce soupçon est évidemment une croyance largement battue en brèche par diverses observations anthropologiques. Mais nous nous y accrochons férocement car elles sont l’ultime justification des oppressions que nous voulons continuer d’exercer à l’endroit des enfants. Cette croyance ne peut se maintenir que par un aveuglement, une négation de la sensibilité et de la « conscience agissante* » des enfants. Cette négation de leur sensibilité et de leur conscience est en même temps une négation de notre propre sensibilité et notre propre conscience qui, depuis longtemps, sont mutilées. C’est aussi pour cette raison que nous nous accrochons à la croyance de l’incompétence enfantine, voire à la croyance de sa mauvaiseté ; nous ne saurions, sinon, supporter la terrible trahison de nos propres parents, nous ne saurions supporter l’évidence que nous faisons du mal à nos enfants. Nous disons alors que c’est « pour leur bien », un bien qui s’acquiert par un mal, qui n’en serait pas vraiment un puisqu’au bout du tunnel de l’enfance soumise aux rigueurs de l’éducation, il y aurait enfin l’accomplissement du destin humain.

Soupçonner, surveiller, contrôler, intervenir, corriger, menacer, punir, c’est la base du fait éducatif, et aussi celle d’une société autoritaire. Plus les corps et les consciences sont opprimés et exploités, plus il faut de moyens matériels, humains, idéologiques pour les maintenir dans leur état. Le fait éducatif est un de ces moyens, sans doute le plus puissant, qui permet d’intérioriser la domination et de répartir sur toute la population l’effort oppressif. Les gouvernements du monde entier ont tous beaucoup investi dans une idéologie (et ses infrastructures matérielles) qui leur a permis de maintenir la soumission des peuples. Une société hiérarchisée où des groupes privilégiés exercent une domination sur les autres ne peut se passer d’éduquer, car elle ne peut perpétuellement faire la guerre aux récalcitrants. Elle instille le poison de l’éducation dans le cœur des enfants ; elle brise leur volonté, mutile leur sensibilité, viole leur conscience et leur fait croire que le bien, c’est cela.

On nous fait croire que prendre soin, c’est éduquer. On fait croire aux enfants que les aimer, c’est les éduquer. Ou que « l’amour ne suffit pas ». Quelle funeste définition et construction de l’amour. Une définition que quelques-uns d’entre nous, peuple insoumis et résistant au totalitarisme éducatif et à ses enjôlements, désobéissant à la « fausse loi d’amour* » qu’est l’éducation, zadiste de l’enfance, rejettent avec la plus grande force. Car ils savent par leur expérience singulière de non-éducation que les humains et leurs enfants n’ont pas besoin d’éduquer et d’être éduqués pour vivre et grandir ensemble, que la relation d’éducation est un appauvrissement des relations humaines et même une entrave, une source de malheur.

*Sylvie-Béatrice Vermeulen, Le Génie de l’être et autres écrits
*Valérie Vayer, À moi ! Lorsque l’ego paraît