Neurosciences et aliénation

Les neurosciences, et un de leurs champs d'application phare, la neuropédagogie, comme nouveau discours autoritaire et ultime sophistication intellectuelle de la domination capitaliste ? Peut-être trouvera-t-on l'association d'idées tirée par les cheveux, et ce ne sera qu'une des innombrables façons que nous avons de mépriser la vérité pour que notre vie ne nous apparaisse pas pour ce qu'elle est, « une erreur, une besogne éreintante, un exil*. »

Je m’intéresse un peu aux neurosciences, une récente forme de la « maladie de penser sans cesse » (lire l’article précédent « La maladie de penser sans cesse, la science et l’école »), dont la particularité est de penser sur la pensée. Il s’agit d’un discours mental sur le discours mental, une pensée élevée au carré. Les neurosciences tentent de comprendre comment l’organe producteur de pensée fonctionne, en le fouillant, le scannant, le triturant, puis en tirent des conclusions sur comment modeler les pensées des gens, des enfants notamment, tout cela sous des prétextes altruistes et bien intentionnés (ce qui les dédouane de leur autoritarisme) d’améliorer la vie des humains en les rendant plus efficaces et performants (car « tout le monde sait » qu’efficacité et performance rendent heureux…).

Tout ce discours est évidemment autoritaire, comme tout discours scientifique, car il est forcément réducteur, tandis que la démarche naturelle et spontanée d’admirer et comprendre ne l’est pas foncièrement. La partie du discours neuroscientifique qui étudie la façon dont les enfants apprennent est sans doute parmi les plus violentes. Elle découpe, ou elle prétend le faire, la façon dont les enfants appréhendent le réel en tant d’éléments que ça en donne la nausée. On pourrait se dire que cette obsession du décorticage ne regarde que celui qui en souffre et ne pose pas de problème particulier, si ce dernier n’avait pas l’intention d’en tirer une méthode pour torturer l’abord du monde propre à chacun et qui est son affaire toute personnelle et privée. Il y a quelque chose d’obscène dans cette scrutation forcenée, quelque chose de l’ordre du voyeurisme, qui fige l’observé et modifie son comportement. Les physiologistes nous apprennent que le fait de se sentir observé accroît notre sécrétion d’adrénaline, augmente notre vigilance, parasitant le mouvement spontané de celui qui est comme surveillé, violant son intimité. Faire de l’appréhension du monde, qui est un processus éminemment intime et individuel, « un sujet » sur lequel vont déferler un millier de pensées est autoritaire. Comme le répète infatigablement mon ami Fredy Fadel, « l’apprentissage est un non-sujet ».

Récemment, j’ai pris connaissance d’une initiative institutionnelle mise en place dans le cadre de la toute fraîche idéologie des « mille premiers jours », prolégomène à une conférence mondiale sur la protection de la petite enfance (dont le sous-titre est tout un poème : « Un investissement précoce pour un meilleur apprentissage et un avenir plus brillant »), à savoir « Congrès sur l’influence des neurosciences sur le développement et l’éducation des jeunes enfants » qui a eu lieu en septembre à Marseille. Parmi les questions essentielles à aborder listées par les organisateurs, il y a la manière dont les neurosciences pourraient contribuer à réduire les inégalités sociales. Il y a dans cette formule une naïveté dont je ne comprends pas qu’elle continue d’affliger les éducateurs ; ou est-ce de l’idéologie en soutien du capitalisme qui s’ignore ; ou encore une façon de supporter la violence du système éducatif en se racontant de belles histoires au coin du feu ? La chose qui permettrait à coup sûr de réduire les inégalités sociales, c’est une répartition équitable des richesses produites. Ce n’est pourtant pas compliqué à comprendre…

Pourtant, tout le monde s’affaire, et déborde d’imagination pour cela, à tenter, vainement, de réduire les inégalités sociales autrement qu’en répartissant équitablement les richesses. Certains ont prétendu que l’école ou l’instruction serait la pierre philosophale qui pourrait muer le plomb en or. Sans jamais remettre en question les conditions initiales du problème, et même en y rajoutant une couche ! Car si les enfants des pauvres avaient une chance de renverser l’ordre établi, celle-ci a été dramatiquement compromise par leur enfermement dans les écoles. L’école est sans doute l’endroit où les gens se racontent le plus d’histoires, où ils s’aveuglent méthodiquement à la réalité. Plus la réalité dément leurs histoires, plus ils en imaginent. Nombre de ces histoires sont devenues des mythes fondateurs. Sans jamais questionner le mythe de l’émancipation par l’école, ils se contentent de « refaire la déco » : de la déco Freinet, de la déco Montessori… Et la dernière en date, la déco « neuropédagogie ». Celle-ci est sans doute une des plus aliénantes dans la mesure où elle prétend se fonder sur la Science, discours autoritaire par excellence, tandis que les autres pouvaient n’être qu’affaire d’esthétique et donc de goût. Avec le discours neuroscientifique, voilà les enfants plus englués que jamais dans leur condition d’assujettissement. Il n’y a rien de moins révolutionnaire, de moins émancipateur que la neuropédagogie, les méthodes traditionnelles étant suffisamment grossières pour être démasquées comme nuisibles, et contrées, tandis que s’extirper de la glue neuroscientifique est quasi impossible.

Nous sommes tous pris dans des siècles de sédiments de pensées qui, rarement, visent la transformation de la réalité matérielle, et déploient une incroyable ingéniosité à produire des chimères, dont le but est de nous rendre docile à un réel pourtant non désirable, qu’on essentialise, et de nous y condamner à vie. La neuropédagogie est la couche la plus fraîche de cette sédimentation de notre aliénation. Il est temps de fracturer la roche et de voir en plein jour l’épaisseur et le poids des idées fausses qui nous enferment. Bref, prenons le problème des inégalités à la base et voyons les neurosciences comme la fausse voire mensongère bonne idée qu’elle est.

*Friedrich Nietzsche, Le Crépuscule des idoles qui évoquait les vertus de la musique.