L’oubli, voire le tabou, de la maternité est peut-être le point aveugle des luttes féministes, la maternité étant le statut contre lequel les discours fondateurs du féminisme se sont construits. Or, pour être complète, la déconstruction des structures patriarcales ne peut faire l’économie de la remise en cause de ce qui fait l’essence du patriarcat, à savoir la domination et l’oppression des mères et des enfants (et plus généralement de toute personne soumise à une autorité, quelle que soit la forme que revêt celle-ci, politique, institutionnelle, juridique, économique, scientifique, etc.). Le principe patriarcal, sécularisé dans le principe de l’autorité, ne s’instancie pas seulement dans la prérogative des mâles mais, plus largement, dans celle des pères ou de leurs divers agents et figures institutionnelles, culturelles, sociales ou politiques. Dans cette perspective et pour en finir radicalement avec toute forme de domination, l’émancipation des mères et des enfants est cruciale.
J’ai depuis plusieurs années l’intuition que les sorts funestes des femmes et des enfants dans notre civilisation patriarcale sont étroitement liés. Début 2021, suite au constat d’une augmentation des violences faites aux femmes en raison ou dans le contexte de leur maternité, j’ai créé un petit collectif pour dénoncer ces violences et entamer un travail d’analyse de leurs causes profondes.
Ainsi, depuis le début, le projet La Révolte des mères se définit comme un mouvement en défense des mères et des enfants. Nous sommes convaincues qu’aucune émancipation des femmes ne sera aboutie et que les violences orientées contre les femmes du fait qu’elles sont des individus de sexe féminin ne pourront cesser tant que le sort réservé aux mères et aux enfants dans nos sociétés patriarcales ne sera pas combattu.
Nous estimons qu’en réalité, la domination sur les mères et les enfants définit précisément le fait patriarcal. La domination patriarcale consiste en un contrôle du travail reproductif, celui des mères, et du produit de ce travail, les enfants. En termes marxistes, il s’agit du contrôle des moyens de production et de leur produit, l’ensemble constituant les ressources exploitées. La domination du père sur sa « domus » (femmes, enfants et autres biens) qui était juridiquement assurée par la conjonction de deux notions, la « puissance paternelle » et la « puissance maritale », a été progressivement remaniée au cours des cent dernières années. Mais si les épouses ont été tout à fait libérées au plan juridique de l’autorité des époux, ce n’est pas le cas des enfants qui d’abord soumis à la puissance paternelle sont désormais soumis à l’autorité parentale. Dans les faits et l’intimité des foyers, cette autorité parentale se traduit souvent par l’autorité du père dont les valeurs et les choix continuent de prédominer. En effet, cette autorité prend des formes nouvelles et travesties, plus difficilement identifiables en ce qu’elle se fait passer pour une revendication à l’égalité des droits et des devoirs parentaux. Or qui s’opposerait à un principe d’égalité ? À un partage des tâches parentales ou éducatives ? À une participation étendue des pères au travail reproductif ?
Nous sommes bien évidemment heureuses de voir des hommes s’investir plus directement dans le travail reproductif en prenant en charge la satisfaction des besoins affectifs, communicationnels ou d’hygiène et de santé des enfants autrement qu’en contribuant économiquement à la subsistance du foyer ; même si nous regrettons que le travail reproductif soit à la charge du seul couple parental et ne puisse impliquer plus régulièrement, plus systématiquement d’autres membres d’une communauté de soutien élargie. Mais nous constatons tristement que cette revendication à l’égalité consiste moins souvent en un partage effectif du travail reproductif qu’en une volonté d’exercer son autorité, de performer la part d’autorité parentale que le droit concède également au père, réinstanciant ainsi nouvellement la puissance paternelle. Si ce que nous écrivons ici semble trop abstrait, pensez simplement à quelle fréquence les hommes obtiennent des mères de leurs enfants qu’elles prennent soin de ces derniers de la façon qui convient à leurs valeurs et représentations de ce qui serait bon pour un enfant ou conforme à son intérêt : l’accouchement médicalisé (l’obstétrique et la gynécologie médicales sont de nouveaux modes de domination et de violences sur les femmes), l’arrêt de l’allaitement voire le non-allaitement (directement par un refus explicite ou indirectement par défaut de soutien au projet d’allaitement), l’isolement de l’enfant dans un lit séparé voire dans une chambre à part, le retour au travail de la mère et la mise en garde de l’enfant, les ruptures dans la « fusion » pourtant physiologique de la mère et du petit, l’organisation de la frustration de l’enfant, l’injonction à la séparation à des fins contestables d’autonomisation, la scolarisation, etc.
Ces exemples peuvent sembler incongrus à certaines lectrices. Sans doute pensez-vous que ce sont les femmes qui désirent accoucher dans un environnement médicalisé, ne pas porter seules la responsabilité et la charge du nourrissage du bébé, préserver l’intimité de la couche parentale, retourner au travail, se décharger de l’instruction, etc. Et c’est juste : beaucoup de femmes souhaitent ce modèle éducatif et de vie familiale. Toutefois, un certain nombre de femmes souhaitent accoucher à la maison, allaiter pendant plusieurs années, partager le sommeil de leur enfant, l’instruire en famille. Or combien de fois avons-nous entendu qu’elles renonçaient à ces modalités puériculturelles ou éducatives parce que le père n’était pas d’accord. Combien de fois avons-nous entendu des choses comme « Mon mari ne veut pas » ou « Mon mari me laisse faire ceci ou cela ». L’aliénation nous semble avoir atteint un degré de sophistication ultime quand les mères emploient le « nous » pour qualifier en réalité des décisions imposées par une seule personne, le père, dans une tentative de se convaincre que le travail reproductif est effectivement également partagé. Nous avons ainsi entendu des « nous avons choisi de ne pas l’allaiter » ou des « nous allaitons », quand, si on a la patience de creuser un peu pour le mettre au jour, il s’agit non pas d’une volonté commune mais d’une volonté ou d’une concession du père.
Mais c’est dans le contexte de la séparation conjugale que les choses deviennent plus évidentes. L’enfant est très souvent pris par un homme comme moyen de poursuivre sa domination sur son ex-conjointe. Car dominer l’enfant, c’est indirectement dominer sa mère. Ce fait a été exprimé de mille manières dans diverses cultures : « Si tu veux faire du mal à une femme, fais du mal à son enfant » ou « Si tu veux obtenir une femme, vole son enfant ». Des sociologues ont proposé de nommer ce phénomène par la formule « violence vicariante ». Des pères ont ainsi obtenu que leur ex-conjointe interrompe l’allaitement « trop » long de leur enfant, que l’enfant allaité soit séparé de sa nourrice le temps d’un week-end et des vacances du père, que l’enfant réside alternativement chez son père et sa mère (contre l’intérêt de l’enfant !), que l’enfant instruit à la maison soit rescolarisé. Nous connaissons trop peu de cas où une mère a pu s’opposer à la résidence alternée, à l’interruption de l’allaitement, à la rescolarisation de l’enfant. Mais combien de femmes ne se sont pas opposées et ont accepté des injonctions paternelles déguisées en revendications à l’égalité parentale… En contexte de séparation, la prérogative des pères en matière éducative est édifiante. Évidemment, le succès des pères à obtenir des juges que leur volonté soit imposée est d’autant plus assuré que les pères se font le relais de l’idéologie « séparatiste » qui infuse toutes les institutions éducatives, quand les pères exercent leur autorité auprès des enfants pour le compte de ces institutions qui, par idéologie et de fait, sont patriarcales. De la même manière, mais plus rarement, quand elles portent des revendications patriarcales, des demandes maternelles seront privilégiées par les juges par rapport à des demandes paternelles respectueuses des besoins des enfants.
Plusieurs milliers de pages seraient nécessaires pour décrire complètement l’idéologie patriarcale et ses procédés et démasquer ses formes modernes. Et c’est un projet que nous poursuivons. Toutefois, nous n’attendrons pas la fin de ce travail pour formuler d’ores et déjà quelques éléments d’analyse.
Clarifions un premier point. On a souvent confondu la domination patriarcale avec la domination masculine qui n’en est qu’un effet secondaire. Mais en patriarcat, tous les individus de sexe masculin ne sont pas admis à dominer : sont admis aux positions et statuts de domination seulement ceux qui performent l’autorité. L’autorité est une abstraction qui s’enracine et s’actualise dans divers types de contrainte sur des individus. Nous reviendrons sur cette idée dans des écrits ultérieurs. Pour l’heure, gardons à l’esprit que le patriarcat est un type d’organisation sociale et économique fondé sur un ensemble d’oppressions sur des populations cibles dont il limite les droits, la liberté et qu’il exploite : les femmes, les mères, les enfants, les personnes handicapées, les personnes racisées, les populations des pays du Sud, les ouvriers, les salariés, les bénéficiaires d’aides sociales, etc.
On a souvent assimilé les systèmes patriarcal et capitaliste et cela, à juste titre. Le capitalisme est une modalité récente, post-industrielle, d’un type d’économie fondé sur l’exploitation sans restriction de toutes sortes de « ressources » naturelles. Dès le Néolithique, avec le passage d’un mode de subsistance fondé sur la chasse et la cueillette à un mode de subsistance fondé sur l’agriculture et l’élevage, on voit émerger des organisations économiques proto-capitalistes qui ont toutes pour point commun d’exploiter d’autres humains (ce que nous avons coutume d’appeler « esclavagisme »), au même titre qu’elles exploitent des terres ou des eaux. Le patriarcat est une forme particulière d’un tel système économique, qui consacre une série de tutelles imbriquées depuis le patriarche ou le père sur sa domus, qui est l’unité de production de base, jusqu’au roi sur son peuple. En patriarcat, comme dans tout système proto-capitaliste, tout être vivant, animal ou plante, est vu comme une ressource disponible à s’accaparer et à exploiter. Mais la particularité du système patriarcal est qu’il dégrade les femmes au rang de moyens de production et les enfants au rang de produits, les deux contribuant au renouvellement du contingent d’esclaves. En tant que force de travail, femmes et enfants doivent être contrôlés et soumis.
Étymologiquement, le patriarcat est la gouvernance des pères. Mais le père ne désigne pas ici une réalité biologique. Dès le départ, le père est une construction sociale, un concept qui désigne celui qui administre la domus, unité de base d’une société agricole proto-capitaliste. Le père peut d’ailleurs ne pas être le géniteur des enfants qui composent sa domus. Dans l’Antiquité romaine, le pater familias commande à sa ou ses épouses, leurs enfants mais aussi à ses esclaves. Et du reste, en droit romain, Pater is est quem nuptiæ demonstrant (« celui-là est le père que le mariage désigne »). Le père est ainsi désigné par cette institution d’appropriation des femmes et de leurs enfants qu’est le mariage. Le mariage consacre son droit à dominer et exploiter femmes et enfants. Ainsi le père peut ne pas être le géniteur des enfants ; ce qui compte, c’est son statut. Même la notion plus récente de géniteur ou de « père biologique » est une construction qui n’a pu être naturalisée, relégitimant et renforçant davantage la domination et la loi des pères, qu’à renfort de science patriarcale. Ce que montre la génétique pour légitimer la notion de paternité est pourtant faible, à savoir que 50 % du matériel génétique nucléaire provient du géniteur[1]. Tout le reste vient de la seule mère qui, quand bien même elle ne serait que « naturelle » et pas « « génétique » (situation de la fécondation in vitro), contribue de façon bien plus importante à la reproduction via le processus de gestation. Et pourtant c’est sur la base d’un énoncé volontairement ambigu, inexact voire faux (un enfant, c’est 50 % de la maman et 50 % du papa) que l’on prétend justifier l’égalité des droits parentaux ou le partage égalitaire de l’autorité parentale et, pire, l’ingérence du père dans les choix qui ne regardent que la mère et l’enfant, tels le lieu et le mode d’accouchement, le mode de nourrissage, la durée de l’allaitement, le mode de maternage, etc.
Or cette notion de père ne va pas du tout de soi. Dans ce patriarcat réactualisé par la génétique, à un moment où les femmes accèdent à la contraception et à l’IVG et donc à la possibilité de se soustraire à l’exploitation de leur corps, et où les hommes perdent du pouvoir, le père continue d’exercer une domination sur le corps d’une femme au prétexte qu’elle porte « son » enfant, même en dehors du mariage. Ainsi au fond, une femme qui devient mère n’échappe pas vraiment au mariage puisque son aliénation au mari se renouvelle dans une soumission aux droits du père biologique sur l’enfant et, par transitivité, sur le corps de la mère.
Il découle de tout cela qu’il n’y a que deux façons possibles d’abolir le patriarcat et, pour les femmes, de se soustraire à la domination des hommes et notamment de leurs conjoints :
- Refuser de se reproduire : pas d’enfant, pas de piège.
- Abolir conjointement le statut de père et la notion d’autorité parentale.
Comme la première solution est difficilement réalisable, c’est la seconde que nous devons retenir. Attention, abolir le statut de père n’implique pas que les hommes, « géniteurs » ou pas, ne doivent pas s’investir dans le travail reproductif aux côtés des mères. Les « papas », qui sont des référents masculins pour les enfants, ont leur place. Mais ils ne doivent pas être plus que cela, à savoir des co-parents dans un contexte où la notion d’autorité parentale a été remise en cause, éventuellement remplacée par celle de « responsabilité parentale » (ce dernier point nécessite des analyses complémentaires). L’abolition de la notion d’autorité parentale est une condition sine qua non de l’émancipation des mères et des enfants. Concomitamment, le statut de mineur doit être remis en question, comme inadapté aux intérêts des enfants. Ainsi, en réalité, c’est tout le droit qui encadre la famille qui est à revoir. L’autorité parentale se définit comme un ensemble de devoirs envers les enfants mais aussi de droits sur les enfants. Cette dernière notion est absolument inadmissible dans le contexte ontologique et juridique des droits humains. Tout être humain est, en tant que tel et quel que soit son âge, sujet de droits inaliénables ; en aucun cas, il ne peut être objet de droits. Personne, ni une personne physique, ni une personne morale, ni un parent ni une institution, ne devrait pouvoir détenir des droits sur un autre être humain et aucune condition d’âge ne devrait justifier une exception à ce cadre général. Nous estimons que même la convention internationale des droits de l’enfant consacre, dans une certaine mesure, un statut spécial de l’enfant et un régime d’exception qui légitime et autorise une nouvelle forme de domination des adultes. En abolissant les droits du parent sur l’enfant, on neutralise aussi bien l’objectification des enfants que leur instrumentalisation dans un contexte de conflictualité, c’est-à-dire, très souvent, dans un contexte d’oppression patriarcale, ie de domination du père. Libéré de l’autorité parentale, un enfant qui ne souhaite pas avoir de relations avec un de ses parents ou être séparé d’un de ses parents pour que l’autre puisse « jouir de ses droits sur l’enfant » peut se soustraire à toute velléité d’appropriation de son corps et de sa personne. Combien de fois avons-nous vu des « pères » réclamer la garde d’enfants « juste pour emmerder la mère », pour la maintenir sur leur joug, la mettre au pas, la contrôler. Combien de fois des pères ont-ils obtenu que le nourrisson soit séparé de sa mère, au mépris de la physiologie de la lactation et des besoins biologiques de la dyade mère-enfant, afin d’exercer leurs droits sur leur enfant. De telles aberrations n’arriveraient pas si le statut du père, qui n’a aucun fondement solide en dehors du système oppressif et aliénant qui l’impose, était remis en cause.
Cependant, si l’autorité parentale et le statut du père sont abolis, il reste une place pour le statut de mère, fondé dans la réalité biologique de la fonction maternelle ou reproductive (gestation, portage, allaitement). Au risque de nous attirer les foudres de quelques féministes, nous affirmons que la maternité est en effet, dans le cadre d’une science qui n’est pas patriarcale mais descriptive, une réalité biologique bien plus évidente et complexe que la paternité. Un enfant peut survivre à l’effacement du corps de son père tandis qu’il ne peut en aucun cas survivre sans le corps de sa mère, et cela même longtemps après la période de gestation intra-utérine (nous définissons en effet aussi une période de gestation extra-utérine). Bien sûr, des enfants nés sous X survivent à la défection de la mère biologique grâce à des mères de substitution (qui parfois peuvent être des hommes jouant le rôle attendu biologiquement de la mère, assurant la fonction maternelle à renforts de substitut industriel au lait d’humaine) mais ce sont des situations exceptionnelles qui ne peuvent justifier un affaiblissement du statut de mère. Un tel statut impliquerait, de la part de la communauté humaine, des devoirs de soutien et de protection de la dyade mère-enfant, une véritable reconnaissance et une véritable valorisation du travail reproductif. Soutenues et reconnues par l’ensemble de la société, les mères ne seraient plus dépendantes de quelque avatar du mariage que ce soit, ni soumises à aucun homme.
Bien sûr, une telle remise en cause du patriarcat implique une remise en cause de tout le système économique et social qui le fonde, ie une remise en cause du capitalisme. Sommes-nous vraiment prêts pour cela ? Nous avons déjà eu l’occasion de constater les limites d’une critique de la violence éducative ordinaire. Peu d’entre nous sont prêts à aller au bout de cette critique. Aller au bout, c’est effondrer tout l’édifice capitaliste esclavagiste dont nous dépendons tant. Sans compter le rôle de nos traumatismes d’enfants dans notre besoin quasi compulsionnel de rejouer les violences que nous avons subies. Pourtant, la solution est à portée de main : refuser de performer l’autorité patriarcale via l’autorité parentale, refuser l’exploitation capitaliste de tous, adultes et enfants, sur les lieux de travail et à l’école, refuser les injonctions séparatistes d’une « société » fondée sur la pulvérisation des liens écologiques. On essaiera sans aucun doute de nous faire rentrer dans les rangs car nous serons devenus une « menace à la société patriarcale capitaliste ». Mais rappelons-nous que la principale menace pour tous les humains et pour tout les êtres vivants sur cette terre est ce système violent, anti-écologique, inégalitaire, injuste, mortifère.
[1] C’est de l’embryogenèse élémentaire. C’est seulement la moitié du matériel génétique de la cellule initiale (le zygote formé à partir de l’union d’un gamète mâle et d’un gamète femelle) qui est composée des gènes du père (gamète haploïde ie il ne contient qu’un des deux chromosomes de chaque paire de chromosomes homologues de la cellule germinale qui l’a généré). Cette cellule initiale contient toute l’information génétique nécessaire pour former un nouvel organisme. La contribution du père, c’est donc « de l’information ». Mais toute la suite du développement est l’œuvre de ce nouvel organisme et de l’organisme qui l’abrite, à savoir le corps de la mère. Affirmer que le père participe à 50 % à la reproduction est inexact voire faux.
Addendum en réponse à des demandes de lecteurices de préciser ce que serait un monde sans pères
Je pense d’abord à un droit de la famille complètement réformé où, en effet, aucun statut juridique n’est reconnu à un « père » qui est une notion construite culturellement et dont la base biologique est faible. (Le problème est justement que, dans un cadre patriarcal, on ne nous laissera pas abolir si facilement le statut de père.) Un statut de mère peut (et doit, il me semble) exister en raison de l’implication du corps maternel dans la reproduction, incommensurable avec celle du « père » qui se borne à de l’information génétique initiale. Un statut de mère juridiquement défini devrait permettre aux mères d’obtenir protection et soutien de la part de la communauté dans le cadre de leur travail reproductif. Et surtout, l’inexistence du statut du père évite que le partenaire puisse exercer une oppression sur le corps de la mère au prétexte qu’elle porterait « son enfant à lui ». La mère ne porte pas l’enfant d’un homme ; elle porte son bébé à elle qui pendant la période de gestation et d’allaitement est une entité biologiquement fondue avec sa mère. Ce statut protégerait l’entité « mèrenfant ». Je propose même qu’on envisage un statut juridique à l’entité « mèrenfant ». Une femme n’est mère qu’en tant qu’elle porte et nourrit un enfant avec son corps et de son corps. Un enfant, pendant longtemps après la naissance, ne peut être séparé du corps de sa mère sans que cela lui cause un important préjudice (sauf, est-il utile de le préciser, si la mère ne peut pas/plus le porter, auquel cas d’autres membres de la communauté prennent le relais). L’interaction entre le corps maternel et le corps du nourrisson est si vitale que c’est une aberration de les penser séparément. Aux côtés de ce statut de mère, il pourrait y avoir un statut de « parent » ou de « pourvoyeur de soins ». Mais surtout pas une autorité parentale au sens classique, par laquelle les personnes qui bénéficient de cette autorité peuvent réclamer des droits sur le corps de l’enfant, sans le consentement de ce dernier et contre son intérêt. Ce nouveau statut de parent/pourvoyeur de soin consisterait en un ensemble de responsabilités envers l’enfant. Le « père biologique » ou toute autre personne de sexe masculin, mais aussi une personne de sexe féminin ou plusieurs personnes, pourraient exercer le rôle de parent/pourvoyeur de soins d’un enfant. Un acte simple de reconnaissance de l’enfant engagerait une responsabilité (mais sûrement pas des droits !). Et oui !, cet engagement doit être pris avec le consentement de la mère. De toute façon, de tous temps, ce sont les mères qui toujours ont ou pas donné leur consentement. « Mater certa est » dit l’ancien droit romain, et le père n’est qu’institué : dans un système patriarcal, par le mariage ; dans un système, appelons-le anarchiste, par l’engagement auprès de l’enfant et de sa mère. Ce n’est pas compliqué en réalité. Et bien sûr, aucune prérogative d’un co-parent sur la mère ne serait admise. Mais surtout, surtout ! : aucune prérogative d’un quelconque parent sur l’enfant ! Ainsi, il y a de la place pour les « papas » et autres figures masculines, mais pas pour le père-concept patriarcal-oppressif. A-t-on besoin d’être le « père biologique » ou le père investi de son autorité pour vouloir élever un enfant ? Les enfants ne sont pas des objets, ou des propriétés. On ne peut leur imposer de passer des weeks-ends complets chez des géniteurs qui soudain réclament « leurs » droits après avoir disparu plusieurs années de leur vue. Or c’est ce qui se passe tous les jours : des hommes dont l’implication dans le travail reproductif est quasi-nulle qui exigent que leur autorité soit respectée, et cela souvent aux dépens de l’enfant, de son intérêt. Et toutes les fois où des mères se sont écrasées, contre l’intérêt de leur enfant et le leur, parce qu’une autorité le leur a commandé ; toutes les fois où elles ont renoncé à allaiter, où elles ont sevré, où elles ont laissé pleurer, où elles ont abandonné, posé, toutes les fois où elles ont avorté, où elles se sont imposé une grossesse, parce que Monsieur a froncé les sourcils ou a pleurniché pour « retrouver sa femme ». C’est cela la gouvernance des pères. Et c’est cela qu’il s’agit d’abolir. Dans l’intérêt des mères et des enfants.